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Situations #11 Une journée au collège

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Ce texte fut écrit il y a quelques mois, avant la période Covid, d’une traite, suite à une journée de travail comme les autres. L’autrice est une jeune enseignante en collège, alors en première année de titularisation. Démunie face à la multiplicité des profils, et touchée par les problèmes de ses élèves, elle s’est penchée sur une feuille blanche en y écrivant ce qu’elle aurait aimé dire à ses élèves, ou parfois en décrivant simplement la situation.

Salut à toi Camille, toi qui arrive en cours d’année, courant janvier. Il est seize heure, une nouvelle tête devant la salle B06, personne n’a rien annoncé, personne n’est au courant. Bonjour, et bienvenu. Asseyez-vous ici s’il vous plaît.
– « Non, je veux pas être devant. »
– On essaye comme cela aujourd’hui, si ça ne va vraiment pas, vous ne resterez pas là.
– « Non, je vais au fond. »
– Non Camille, vous n’aurez pas le dernier mot, installez-vous ici. Sortez-vos affaires s’il vous plaît et écrivez.
– « J’ai pas de feuille ».
– Tenez, prenez celle-ci.
– « Merci »…
– « Madame, vous êtes nulle, vous expliquez mal, j’ai rien compris. » – Peut être la politesse ne t’a-elle pas suivi, peut être est-elle restée dans ton collège précédent ?
– « Bah comment j’aurais pu le dire autrement ? »
– Pourriez-vous me réexpliquer Madame, n’ayant pas eu le début du cours, je n’ai pas bien saisi.
– « Ha oui. »
La chaise en balancier, le regard dans le vague. Les mains dans les poches, la veste toujours sur les épaules. Et les collègues d’expliquer : « t’façons ceux qui arrivent par conseil de discipline, c’est pas la peine de se fatiguer, ils vont pas rester ». Seul dans la cour, le regard au loin, pas de copain. Mais quelle peut bien être ta situation, Camille, pour que tu ressentes un tel malaise ? Pas envie de créer des liens, pas envie d’apprendre, pas envie de montrer d’entrain, pas envie de parler, pas envie d’écrire. Attendre. Jusqu’à la prochaine exclusion. Celle du collège, celle de la société.

Salut à toi Camille, toi qui n’a pas grandi. Les yeux plein d’étoile, la tête pleine de blague. Quinze ans déjà.
– Camille taisez-vous.
– « Mais madame, je lui rends juste sa gomme. »
– Oui Camille, celle que vous venez de lui prendre dans sa trousse en lui expliquant comme vous la trouvez jolie cette belle gomme bleue. Retournez-vous Camille. Les Quatre pieds de la chaise par terre Camille. – « Oui Madame, pardon Madame. »
– Sortez vos affaires Camille.
– « Oui, Madame. »
– Sortez votre crayon Camille.
– « Oui, Madame. »
– Ne lancez pas vos stylos Camille, et terminez votre devoir.
– « Oui, Madame, regardez, il est déjà fini. »
– Bien Camille, posez le ici et trouvez de quoi vous occuper. Arrêtez de vous retourner.
– « Oui, Madame. »
– Camille, mettez les mains à plat sur la table.
– « Oui, Madame. »
– Camille, retournez-vous. Camille, taisez-vous. Camille, les mains sur la table et la tête dessus.
– « Oui, Madame. »
– Camille, dormez pendant les dis minutes qu’il reste. « J’ai le droit de dormir ? »
– Oui, Camille au point où on en est, cessez juste d’agacer vos camarades pendant l’évaluation.
– « Oui, Madame. »
– Camille !
– « Oui ? »
– Couché.

Salut à toi Camille, toi qui ne distingue pas le jour de la nuit, les adultes des enfants, la classe de la récréation, la famille des camarades. Pas de cadre à la maison. Pas d’heure pour se coucher, pas d’heure pour manger.
– « On a quoi après, c’est la récré ? »
– Non Camille, il est neuf heure. La récréation est à dix heure depuis au moins cinq ans pour toi maintenant. Camille enlevez votre blouson, vous êtes entrée en cours. Camille ne parlez pas si fort, vous êtes en cours. Camille, ce n’est pas le moment de vous installer en sortant toutes vos affaires, le cours fini dans dix minutes. Camille, pourquoi bouder et ne pas travailler ?
– « Ça va pas Madame, j’ai peur. »
– Comment ça peur Camille, peur de quoi ?
– « De pas avoir le droit de retourner avec ma famille, il y a le jugement demain, je veux pas rester chez ma tante. »
– Camille, vos parents ne savent pas vous gérer, ils ou elles ne savent pour vous aider. A deux heures du matin vous êtes encore levée alors que vous avez cours à huit heure le lendemain. Comment voulez-vous réussir à avoir dans votre cartable, votre cahier, votre compas et votre règle dans ces conditions…

Salut à toi Camille, toi qui est incompréhensible. Recopier un texte, tu ne peux pas, recopier des chiffres, tu ne peux pas. Et on te demande de tracer le symétrique d’un cercle par rapport à une droite ? Tu ne peux pas le faire, tu ne parviens pas à lire la question. Tu refuses l’aide que l’on essaye de t’apporter. Oui, à la maison, on te dit que les professeurs sont des fainéants qui ne savent pas travailler. On t’explique que cela ne sert à rien d’apprendre. Que ton comportement est adapté, que ce sont les surveillant.e.s qui ont tort. Dès que l’on te voit dans les couloirs, tu es en train de frapper, de donner des coups de pieds. Tu cherches des ami.e.s, mais ne sait pas t’exprimer. En classe, tu t’ennuies, tu ne peux rien faire. Tu te retourne, tu insultes des voisin.e.s. Tu te fais insulter. Tu es contente que l’on s’intéresse à toi. Tu es stigmatisée. « Camille elle sent mauvais. » « Camille elle sait pas lire. » « Hé toi, Camille c’est ton amoureuseuh ! ».
– Camille, retourne-toi.
– « Madame, vous pouvez m’aider ? »
– Oui, Camille je vais essayer. Je ne te comprends pas, je ne sais pas ce qui se passe dans ta tête, je ne suis pas formée pour t’apprendre à lire et à compter, mais je vais essayer… Je ne sais pas comment t’expliquer comment communiquer, comment se tenir, je ne peux pas à la fois être ton parent et ton professeur. Tu es au collège maintenant.

Salut à toi Camille, toi qui ne sait pas viser. Les bouts de gommes, les bouchons remplis d’encre, je les entends arriver au tableau, mais vous ne m’avez encore pas touché. Quoi que ? Sans cesse levé, sans cesse à crier.
– Rangez votre calculatrice, vous n’en avez pas besoin. Sortez-vous affaires et travaillez.
– « Mais madame c’est chiant ! »
– Camille, on ne dit pas c’est chiant à sa professeure.
– « Si Madame, c’est chiant. »
– Rangez votre calculatrice.
– « Oui, Madame. »
– Retournez-vous Camille. Arrêtez de téléphoner avec votre calculatrice. Camille ne démontez pas votre Calculatrice, restez-assis.
– « Mais madame je me fais chier ! »
– Sortez de quoi écrire et concentrez-vous, cela vous occupera. Jetez ça à la poubelle Camille.
– « Mais c’est ma calculatrice ! Elle a pas été sage. Connasse de calculette ! »
– Ce ne sont pas des mots à prononcer en classe. Jetez ça. Et ça aussi. – « Regardez madames, quand je mets les touches les unes à côté des autres sur mon bureau comme ça, on dirait qu’elle peut encore marcher. »
– Jetez ça Camille. Oui, les petits morceaux d’écran aussi. Non, ne les jetez pas sur votre camarade. Non ! Vous ! ne rigolez pas de son comportement, vous ne l’aidez pas. Camille, sortez. Sortez vite, je ne veux plus vous voir.

Salut à toi Camille, toi qui te tape la tête avec ton cahier depuis dix minutes.
– Pose ce cahier. Non, ne prends pas ta pochette pour remplacer. Tais-toi. – « Mais Madame… »
– Tais-toi.
– « Mais Madame, c’est que… »
– Tais-toi.
– « LalalalaLALA »
– TAIS-TOI ! … … …
– « Il étaiiiiiiiit, t’un petit’hommeuh, pirouetteuh. »
– Chut, Camille.
– « CACAHUETTEUH ! »
– Camille, s’il te plaît, laisse les autres finir de travailler. Trace ce cercle.
– « J’ai pas de crayon. »
– Tiens.
– « Merci. »
– « Je peux avoir un gomme ? »
– Tiens, tu les rendras bien à la fin du cours.
– « Merci. »
– « LES ESCALIERS, SONT EN PAPIER ! »
– Camille ! C’est pas possible de continuer comme ça ! Tais-toi !
– « Vous pouvez m’exclure Madame ? »
– Non, Camille, mets-toi au travail.
– « EXCLUEZ-MOI ! »
– Vous avez gagné, dehors Camille.

Salut à toi Camille, dont le GevaSco (guide d’évaluation scolaire, lien entre l’établissement et la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées)) m’apprend que tu as un niveau CP en maths et Grande-section en lecture et écriture. Je demande donc à ton AESH (Accompagnants des Élèves en situation de handicap) pourquoi tu es dans une classe de 6ème et ce que l’on va bien pouvoir te proposer en cours. « Il est inscrit à l’IME (instituts médico-éducatifs) à côté, mais il y a 2 ans d’attente, il va donc rester avec nous aussi en 5ème… ». Chouette, ça va être enrichissant pour lui. Deux année de perdues.
– « Tenez Camille, des photocopies d’un livret de CP ».
– « Merci Madame, vous êtes une des seule à lui fournir quelque chose à faire ». Sauf que le niveau CP en maths, il doit le faire depuis 3ans, et si ça ne passe pas, ça ne passera jamais…
– « La seule chose qu’on puisse faire pour lui, c’est le faire évoluer sur le plan social, il faut donc qu’il reste le plus possible avec sa classe. »
– Bonjour Camille, on est en juin, vous savez un peu ce que vous faites l’année prochaine ?
– « Je crois qu’il y a un rendez-vous avec l’IME lundi. Sinon, ils vont me faire redoubler je crois… »…
–  Je tenais à m’excuser Camille, de ne pas avoir pu vous fournir du travail qui vous faisait progresser, de ne pas vous avoir consacré le temps dont vous aviez le droit. Vous savez que vous méritez mieux que d’être assis au fond d’une salle 20h par semaine, sans rien comprendre à ce qu’il se passe, avec une AESH qui ne sait plus quoi faire et qui joue sur son téléphone ? Vous méritez mieux Camille, vraiment. J’ai honte pour moi et pour l’éducation publique… 


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